Discours prononcé par M. John Crow
Ancien gouverneur, Banque du Canada
Le 13 avril 2000
Votre dollar, en vaut-il la chandelle ?
1. J'ai participé pendant plus d'un an aux mini-débats que nous avons eus au Canada sur la nécessité ou la pertinence de modifier ou même de réformer notre régime de changes. Mais je dois vous dire dès le départ que j'ai trouvé les arguments en faveur de l'abandon de notre régime actuel très peu convaincants - quoique imaginatifs et aussi quelque peu farfelus.
Peut-être aujourd'hui allons-nous entendre des arguments nouveaux. Au moins les interventions vont avoir, je soupçonne, un accent plus québécois que c'est le cas en général.
2. Quant à moi, dans cette première partie du débat, je vais mettre mon accent sur les aspects monétaires de la question. Ainsi, je confie mes doutes sur les arguments de nature macroéconomique ou microéconomique (alternativement «structurelle»), aux soins des autres. Mais, en même temps, je tiens à signaler que oui, effectivement, je vais aborder dans ce contexte monétaire la question très pertinente de la recherche d'une possible modification - modification plutôt «spéciale» disons - du régime de changes pour le Québec.
3. Commençons par situer notre colloque dans un contexte plus global.
4. Il y a certes, dans le monde d'aujourd'hui, un certain appétit pour ce que l'on appelle la dollarisation - ou bien pour être plus exact, une disposition à considérer la dollarisation comme un remède possible aux divers problèmes économiques q'un pays donné pourrait devoir affronter. La République de l'Equateur, et son périple hésitant vers la dollarisation, est un bon exemple récent.
Et des problèmes, il y en a ! Pensons à la série de crises financières et économiques - commençant avec le Méxique en 1994, suivi d'abord d'une pause du printemps 1995 jusqu'à la mi-1997, et d'une autre série de crises, plus contagieuses, moins régionales, presque mondiales même, en 1997 et 1998, qui ont touché L'Asie, la Russie et le Brésil.
5. Alors, quelles sont les implications de ces évènements pour le régime de changes d'un pays donné?
6. S'inspirant de ces crises, la sagesse conventionnelle actuelle veut qu'il n'y ait que deux régimes de changes soutenables dans un monde aussi mondialisé que le nôtre sur le plan financier.
L'un de ces régimes est le régime de monnaie flottante (tel que pratiqué par le Canada, l'Australie et la Grande-Bretagne, par exemple). L'autre, c'est un régime de taux de change qui sont à toutes fins pratiques irrévocablement fixes.
Une version de ce dernier est un régime de caisse d'émission (ce qui est pratiqué entre autres à Hong Kong et en Bulgarie). Mais si on veut aller plus loin encore, c'est-à-dire plus irrévocablement, dans la direction de la «fixité», on peut aussi concevoir l'adoption intégrale de la monnaie d'un autre pays. Généralement, c'est le dollar américain qui est visé - ce qui a donné naissance au vocable «dollarisation».
L'acceptation par les populations de la dollarisation officielle pourrait s'expliquer facilement. Dans beaucoup de pays - en Amérique Latine et en Russie, par exemple - il y a déjà un marché officieux, très répandu, qui fonctionne en dollars américains. En effet, le dollar est une monnaie parallèle dans tous les paliers de la société, parce qu'il est de loin plus fiable que son pendant local. Cette dollarisation particulière, ou de marché, pourrait constituer un point de départ excellent pour une dollarisation officielle.
Les mêmes phénomènes s'observent en Europe de l'Est par rapport à l'euro - ce qui a engendré le vocable parallèle, «euroisation» !
7. Tout cela signifie que le dernier vestige du système de Bretton Woods, qui a fonctionné de 1945 jusqu'aux années 70 - c'est-à-dire le régime de parité fixe mais adjustable, ou «adjustable peg» - est en train d'être jeté aux ordures.
Dans un monde de capitaux mouvants, ce régime de parité demi-fixe s'est avéré trop ambivalent pour survivre aux attaques spéculatives ou aux crises de confiance. Va-t-on défendre une parité à tout prix contre une attaque spéculative? Historiquement, la rèponse est très souvent «non», même si la réponse officielle, jusqu'au moment de la dévaluation a toujours été «oui». On pense à la déclaration énergique que M. Lopez-Portillo, ancien président du Méxique, a faite il y a quelques années : «Je vais défendre notre peso comme un chien !» Mais le marché s'est vite aperçu que c'était un chien qui ne mordait pas. Donc, biffons dès maintenant les régimes de taux de change à demi-fixes.
8. Il y a aussi quelques universitaires qui pensent que le régime de changes flottants est, lui aussi, voué à l'échec. Ils croient que ce régime, même s'il est plus à l'abri des forces spéculatives que ses cousins plus rigides, ne pourrait pas non plus résister à l'instabilité provoquée par les capitaux fébriles. C'est-à-dire, selon eux, que ces capitaux vont engendrer inévitablement, et malgré les meilleurs efforts des autorités nationales, une situation d'instabilité financière à l'intérieur du pays. Par conséquent, ils soutiennent que, pour la plupart des pays - et surtout pour les pays en voie de développement (et, il s'en suit, pour les pays ayant des systèmes financiers sous-développés) la seule option vraiment viable est de s'immerger à une autre monnaie - soit l'euro, soit le dollar américain.
9. Naturellement, il faut se demander si la situation de ces pays a quelque chose de commun avec celle du Canada.
10. Pour le savoir, it faut descendre du monde des abstractions et généralisations et regarder la realité canadienne.
11. Dans cette réalité, ce qui est très clair, c'est que nous sommes loin d'être l'Argentine, l'Équateur, ou le Méxique, par exemple - même si nous partageons le même continent.
En effet, la façon la plus directe de constater cette distinction est de comparer le niveau général des taux d'intérêt avec celui des taux pratiqués aux États-Unis.
A cet égard, je me souviens bien d'un débat public que Marcel Côté et moi avons eu à Toronto il y a trois ou quatre ans. À cette occasion, Marcel a soutenu qu'il était très improbable (impossible ?) que nos taux puissent être inférieurs à ceux des États-Unis - même avec une performance meilleure que la leure au chapitre de l'inflation.
Alors cette critique, si elle était juste, serait très sévère. Elle impliquerait des taux d'intérêt réels (c'est- à-dire ajustés pour tenir compte de l'inflation) qui seraient systématiquement élevés, et cela surtout (ce qui serait vraiment douloureux) avec une bonne tenue de l'inflation au Canada.
Heureusement, la critique en question s'est averée inexacte - comme vous pouvez le verifier en lisant votre journal, ou en regardant ce graphique.
[graphique]
12. Permettez-moi aussi de souligner que ces taux d'intérêt faibles sont le fruit de la poursuite d'une monnaie saine - c'est- à-dire d'une monnaie nationale qui conserve sa valeur intérieure (son pouvoir d'achat).
Évidemment, ici au Canada nous avons la capacité de maintenir une monnaie saine. C'est-à-dire que, jusqu'à maintenant, grâce à son statut, la Banque du Canada a eu la détermination voulue pour mener une politique qui favorise une monnaie dans laquelle les citoyens pourraient avoir confiance.
Autrement dit, nous n'avons pas besoin d'importer une autre monnaie pour nous assurer la confiance monétaire nationale.
Qui plus est, nous pouvons jouir de la marge de manoeuvre que nous accorde un régime de taux de change souples pour stabiliser notre conjoncture économique - comme nous l'avons fait à la suite de la crise asiatique face à la détérioration de nos termes de l'échange (due à la chute des prix d'un grand nombre de nos exportations - les métaux, les produits forestiers, par exemple).
13. (À ce point, je dois reconnaître qu'il y a une grappe de partisans d'un régime de taux de change souples qui croient que la marge d'indépendance monétaire offerte par ce régime pourrait être exploitée pour lancer le pays dans toutes sortes d'aventures sur le plan des politiques économiques. Donc, je dois souligner que je ne partage point leur point de vue. La marge de manoeuvre que nous avons est importante mais elle est aussi limitée. Et elle repose, surtout, sur le maintien de la confiance monétaire ici au Canada.)
14. Dans le reste de ces observations d'ouverture, je vais commenter deux aspects plus institutionnels de notre thème général.
Primo : la distinction, importante du point de vue politique, et même de la responsabilisation politique (political accountability), entre la dollarisation et l'union monétaire.
Et secundo : les intérêts particuliers que pourrait avoir un Québecois souverainiste ou séparatiste dans cette question d'un nouveau régime de changes.
15. La distinction entre la dollarisation et l'union monétaire.
16. La dollarisation pourrait bien être un acte unilatéral. N'importe quel pays (pourvu qu'il dispose d'une quantité suffisante de dollars américains) peut se dollariser officiellement - comme par exemple l'ont fait le Panama sur ce continent et le Libéria en Afrique. Par contre, Israël a examiné l'option de se dollariser il y a quelques années, lors de son hyperinflation, et l'a rejetée. Apparemment, c'est parce que cette option était jugée en fin de compte politiquement trop humiliante, même si la décision aurait pu être de nature unilatérale.
17. Mais quand il s'agit d'une union monétaire, le but est plutôt d'établir une sorte de partenariat (une certaine «symétrie», comme dirait par exemple M. Buiter, votre invité d'honneur) - avec des droits acquis et des obligations assumés par tous les partenaires. On envisage alors une espèce d'investissement conjoint dans une monnaie et des institutions monétaires communes.
Et ce que quelques-uns prônent, c'est la création d'une union monétaire en Amérique du Nord, car ils pensent qu'on pourrait emboîter le pas à l'Europe, avec son euro et sa Banque centrale européenne.
18. Mais les conditions de départ sont loin d'être semblables - loin d'être gagnantes du point de vue politique.
La différence la plus nette est que, même si les Américains voyaient d'un bon oeil notre dollarisation unilatérale, ils ne sont pas prêts a céder grand-chose pour réaliser une union monétaire (pas même une union basée sur leur propre dollar). Ils sont trop jaloux de leur propre souveraineté monétaire pour en céder un brin au Canada.
L'on n'aurait pas, par exemple, aucune garantie que le Canada aurait un siège au Comité de l'open market de la Réserve féderale - le groupe qui prend les décisions de politique monétaire à Washington. Par contre, la Banque centrale européenne a été établie de façon à assurer la participation directe de chaque pays membre (même les plus petits) à son conseil d'administration.
19. Maintenant passons à l'autre question : le défi monétaire pour un souverainiste.
20. Dans le passé, la position souverainiste officielle a été qu'il fallait (advenant la souveraineté), négocier une union monétaire avec le Canada. L'idée de créer une monnaie québécoise (par exemple, la piastre ou peut-être le québécor !) a été écartée. Ceux qui décident ces choses ont reconnu qu'il serait trop difficile (et je suis d'accord sur ce point-là) de créer une monnaie québécoise en partant de zéro, étant donné le niveau de confiance monétaire qu'il faut pour cela. Je me souviens très bien d'une conférence de presse à cet égard donnée par M. Parizeau à Oakville - une ville satellite de Toronto.
21. Pourtant, il y a une autre option qui, à première vue, paraît assez attrayante. Au lieu d'essayer de négocier les modalités d'une union monétaire avec le Canada - un soi-disant partenaire qui pourrait en réalité être plein de ressentiment - pourquoi ne pas utiliser le dollar américain au lieu du dollar canadien?
Et, bien sûr, lorsque des intervenants (fédéralistes) demandaient aux souverainistes pourquoi un pays souverain voudrait continuer d'utiliser la monnaie canadienne, la réponse, déconcertante, ne se faisait pas attendre : «Est-ce que ces fédéralistes préféreraient que le Québec adopte le dollar américain au détriment du dollar canadien ?»
Cette réplique est cinglante, mais en fin de compte pas tout à fait convaincante. La
difficulté cruciale est que la vente d'actifs financiers canadiens pour obtenir les dollars américains requis aurait un impact négatif sur la valeur des actifs financiers, et pas seulement sur ceux des non-Québécois. En d'autres mots, une ruée sur le dollar canadien affecterait tous les détenteurs d'actifs libellés en dollars canadiens - y compris, bien sûr, ceux qui habitent au Québec.
22. Comment éviter cet obstacle? Évidemment, ce qui aiderait, et de beaucoup, serait de voir au préalable le Canada adopter le dollar américain - soit dan le cadre d'une union monétaire, soit (ce qui serait plus réalisable) au moyen d'une dollarisation unilatérale.
23. Du point de vue strictement opérationnel, il semble que la dollarisation du Canada est faisable.
Les réserves internationales canadiennes sont assez grandes pour couvrir le rachat des billets canadiens en circulation au taux de change actuel.
Aussi est-il concevable que l'on puisse trouver des moyens presque acceptables (par exemple, une ligne de crédit avec des banques internationales) pour appuyer le système financier canadien, étant donné qu'il n'y aurait plus de prêteur de dernier ressort au pays. C'est-à-dire qu'il n'y aurait plus de Banque du Canada capable de créer de la monnaie ayant cours légal, ou en d'autres mots les moyens ultimes de paiement au pays.
24. Mais une telle démarche ne serait pas dans l'intérêt des Canadiens en général. Notre régime monétaire fonctionne raisonnablement bien - pourvu que ça dure! De plus, les arguments non-monétaires pour plonger dans l'aventure du choix d'une autre monnaie sont faibles. Par conséquent, tout en supposant que nous allons continuer à maintenir la discipline financière voulue, nous devons conclure, en tant que Canadiens bien sûr, qu'il n'y a aucune bonne raison pour «plaquer» notre régime de change actuel.