Discours - conférencier :J.-Bernard Faucher, rédacteur en chef adjoint, L'actualitéLe combat des « petites sociétés » à l'heure de la mondialisation


Discours prononcé par J.-Bernard Faucher
Rédacteur en chef adjoint,
L'actualité

Le 12 décembre 2002

Le combat des «petites sociétés» à l'heure de la mondialisation

On a parfois l'impression que le milieu culturel et celui des affaires vivent sur deux planètes différentes. Qu'ils poursuivent des objectifs diamétralement opposés. Qu'ils s'affrontent, même...

Et c'est dommage... Parce les artistes et les gens d'affaires sont issus de la même souche: celle de la créativité de et l'innovation.

Et il n'y a rien de plus imaginatif qu'un homme ou une femme qui démarre son entreprise et qui veut boucler le budget de son premier mois, ou qui tente de conclure son premier gros contrat... Il se retrouve alors dans un état de fébrilité probablement semblable à celui de l'acteur quelques secondes avant d'entrée en scène.

Le slogan génial né d'un brainstorming, le truc qu'on a trouvé et qui va nous faire gagner du temps, le gadget qu'on invente et améliorera le sort de toute une population, tout cela relève de la créativité, de la bonne idée, de l'éclair de génie.

Au même titre que l'auteur écrivant un livre qui touchera le coeur ou l'esprit de millions de lecteurs, au même titre que le peintre en train de faire ce qui sera peut-être reconnu comme un chef d'oeuvre dans trois siècles...

Non seulement les artistes et les gens d'affaires partagent-ils un espace créatif semblable, mais ils vivent dans le même espace culturel.
La culture ne se limite pas aux arts. Même notre façon de faire des affaires est culturelle. L'esprit et la tradition d'entrepreneurs des Québécois les préparaient mieux aux défis du libre-échange que les Ontariens avec leur économie de succursales.

Mais qu'on soit né ici ou qu'ont soit venu s'y installer en cours de route, il y a des réalités universelles à Montréal avec lesquelles tout le monde doit composer... Le climat, par exemple: on peut bien souhaiter faire fortune en plantant des palmiers le long du boulevard Saint-Laurent, l'hiver venu, l'entreprise va tomber dans le rouge au même rythme que Montréal se couvre de blanc...

Puisque gens d'affaires et artistes ont tant en commun, ils ne devraient pas laisser les malentendus, les préjugés et les clichés les diviser.
Et ils aurait avantage à marcher plus main dans la main: l'expérience des dernières années est riche en succès retentissants, issus de l'imagination combinée de créateurs du milieu culturel et du milieu des affaires.

On parle très souvent du Cirque du soleil, mais il y en a des dizaines d'autres...

Si Montréal attire aujourd'hui des entreprises et des touristes, si les affaires marchent à l'année, on le doit beaucoup au milieu culturel. (Alain Simard est venu en parler sur la tribune de la Chambre de commerce, plus tôt cette semaine, chiffres à l'appui.)

Des grandes villes américaines où on trouve des filiales de multinationales et des industries de pointe, il y en a plein. Mais, contrairement à plusieurs de ces grandes villes, à Montréal, le centre-ville ne se vide pas après 17 heures...

À 17h, à Montréal, la ville sort dans la rue et y reste souvent pendant des heures durant la saison des festivals. À l'année, les lieux et les événements culturels incitent les gens à sortir de chez eux,  à envahir constamment le centre-ville à travers ses théâtres, ses cinémas, ses musées et ses expositions, entre deux bouchées et trois emplettes.


Si des milliers de personnes dépensent chaque soir dans le centre-ville, c'est parce que le milieu culturel, en grande partie, les y a conviées.


C'est la culture qui donne une âme à cette ville. Mieux, c'est la créativité, qui la fait rouler. La créativité dont font preuve les gens d'affaires ET les artistes. Qui partagent la même réalité: être les meilleurs, dans un petit marché!

Ce ne sont pas de grands planificateurs urbains ou de savants gestionnaires qui ont montré la voie à ce qui est devenu un des plus importants secteurs de l'activité économique montréalaise, c'est-à-dire, le tourisme des festivals. Ce sont des artistes, mais des artistes entreprenants...

Un des plus beaux succès d'exportation des dernières années est  l'émission Un gars, une fille. Ce n'est pas un hasard si ce concept québécois est aujourd'hui le plus exportée: 14 pays à travers le monde.

Outre le fait que des professionnels de la mise en marché ont bien fait leur boulot pour intéresser des télévisions étrangères, c'est surtout une idée, toute simple, un concept peu coûteux que les producteurs étrangers ont acheté:

Une caméra fixe
Un plan
Deux personnages


On peut bien vouloir, au Québec, en Grèce, en Pologne, en Italie ou au Danemark copier la télé américaine, on n'en a tout simplement pas les moyens.

Mais lorsqu'avec peu de moyens, on réussit à faire des choses extraordinaires, c'est làa que nous donnons notre pleine mesure.

Un autre exemple : Une émission comme La vie, la vie, qui s'est mérité un concert unanime de louanges l'an dernier, était produite  pour 160 000$ la demi-heure. Le même type de production, au Canada anglais, coûte 400 000$; aux États-Unis, un million.

Ces chiffres donnent une valeur à la créativité québécoise. Mais Guy A. Lepage, avec  l'émission Un gars, une fille, a fait encore mieux que de réaliser des économies de budget.

Il a développé un concept qui s'adapte dans toutes les langues, toutes les cultures, où on peut intégrer des références locales dans chacun des pays.

Guy A. Lepage ne le savait sans doute même pas en développant son concept, mais il apporte une contribution signifiante à la diversité culturelle à travers le monde.
Il permet à des télévisions de s'approprier son idée pour faire rayonner leur propre culture, leur propre langue, leurs propres valeurs collectives. Je connais des Français qui sont convaincus que Un gars, une fille est un concept français...

Un gars, une fille, c'est un peu notre contribution au développement d'une mondialisation à dimension humaine.

Dans cette perspective de rapprocher encore davantage des créateurs du milieu des affaires et ceux du milieu des arts, je vous soumets une idée:

Je sais que les entreprises sont constamment sollicitées par des organismes culturels pour une commandite, une contribution à une campagne de financement ou d'abonnements, pour vendre des billets ou pour combler des postes à leurs conseils d'administration, etc. etc.
Dans certaines de vos entreprises, les demandes du genre doivent affluer...

Pourquoi on ne créerait pas un organisme qui centraliserait, ou par qui transiteraient, les demandes des uns et les disponibilités des autres?

Une sorte de Centraide de la culture, qui mobiliserait les entreprises une fois par année pour qu'elles apportent leur contribution au milieu des arts: en recueillant des dons, en en versant elles-mêmes, en offrant à leurs employés des abonnements au théâtre, à l'opéra, au musée...

Il ne s'agit pas de "faire la charité" au milieu culturel, mais plutôt de sensibiliser et mobiliser le personnel au sein de entreprises sur l'importance des arts dans la cité.

Si pour Centraide, on génère des dons en organisant des petits déjeûners communautaires dans certaines entreprises, des matchs amicaux entre employés, des tournois de Scrabble ou des marchés aux puces; pourquoi les employés ne pourraient-ils pas aussi tenir un spectacle de karaoke sur l'heure du midi dans le hall d'entrée de vos entreprises, pourquoi ne monteraient-ils pas une pièce de théâtre, un concert rock, une soirée de poésie, une lecture publique, une discussion sur un spectacle vu la veille par un groupe d'employés?

En plus de rendre la cueillette de dons plus agréable, même amusante, c'est la vie dans les entreprises, les relations de travail qui s'en trouveraient enrichies.

On encouragerait une ouverture à la culture, on contribuerait à développer encore davantage une culture de la philanthropie dans nos entreprises. Et qui sait, vous découvrirez peut-être de grands talents chez votre voisin de bureau à qui vous dites à peine bonjour depuis des années...

L'expression artistique ne doit pas être une vue de l'esprit, quelque chose d'abstrait et d'inatteignable. Ne laissons pas la culture dans les musées, les théâtres, les livres, à la télé... Nous l'avons déjà fait sortir dans la rue, la culture, laissons-la entrer maintenant dans nos entreprises, dans nos bureaux, dans notre quotidien.

Il y a bien des modalités à régler avant de mettre en place une telle structure. On peut imaginer le soutien que les gouvernements pourraient apporter à ce type de projet, sous forme de contribution en argent, en avantages fiscaux, en jouant les facilitateurs...  

Mais au-delà de la dimension financière de ce projet, c'est son aspect mobilisateur qui m'intéresse: il permettrait au milieu de la culture et celui des affaires et de développer une plus grande complicité.

Et pourquoi l'initiative d'une telle Fondation de la culture ne viendrait-elle pas du milieu des affaires?

Le milieu des arts a maintes fois prouvé qu'il ne constitue plus un simple poste de dépenses (en subventions) dans le budget des gouvernements, mais qu'il contribue à la richesse collective. Qu'il joue un rôle déterminant dans la qualité de vie et dans l'économie d'une ville comme Montréal.  Il mérite le soutien, la collaboration et la complicité du milieu des affaires.

L'idée du Quartier des spectacles, lancée par l'ADISQ et soutenu par les participants au Sommet de Montréal, en juin dernier, mérite l'appui de tous les Montréalais.



Après tout, la Chambre de commerce nous invite tous à plus de cohésion et à une plus grande cohérence. Nous savons tous qu'il y a des limites à ce que l'État peut dépenser et à ce qu'il peut prélever en impôts auprès des citoyens ou des entreprises.

On ne peut pas vouloir moins d'État, moins d'impôts, moins de taxes et espérer en même temps obtenir des gouvernements qu'ils investissent davantage en santé, en éducation, en environnement, en justice, qu'il subventionne les entreprises, combatte la pauvreté et soutienne la culture tout à la fois.... Et c'est là où nous devons être cohérents.
Oui, on peut revoir la façon dont l'État redistribue la richesse, pour le rendre plus efficace dans son rôle et dans sa prestation de services.

Mais croyez-vous que l'économie de Montréal se porterait aussi bien aujourd'hui si les gouvernements  n'avaient pas versé des subventions à plusieurs entreprises, ou offert des mesures fiscales pour soutenir différents secteurs de pointe? Croyez-vous que les champions de Québec inc. seraient aussi nombreux et prospères aujourd'hui sans l'appui des pouvoirs publics?

Je nous sais capables d'être raisonnables dans le débat sur le rôle de l'État et les décisions que nous aurons à prendre au cours des prochains mois. Mais cet exercice devrait être l'occasion de renforcer notre souci de cohérence dans tous les milieux.
Quand j'entends, par exemple, que le gouvernement fédéral songe à développer des programmes récurrents de financement aux municipalités, je m'inquiète.

Je me rallie à la position de la Chambre de Commerce qui souhaite que cette initiative se fasse dans le respect des juridictions provinciales. Car il serait désolant que les municipalités fassent les frais d'une autre querelle fédérale-provinciale.
Ce n'est pas de cette façon que nous assurerons une développement plus cohérent et plus efficace de Montréal.

Dans la remise en question des façons de faire les choses -- et c'est un exercice nécessaire --, il faudra être sereins, mais rigoureux. Ne pas céder aux solutions trop simplistes, à la pensée magique et aux raccourcis intellectuels.

Soyons pragmatiques, plutôt que dogmatiques. Les pouvoirs publics ne sont pas qu'une malédiction, et le privé n'est pas la solution idéale à tous les problèmes.

Assumons chacun nos rôles dans la société, faisons preuve de cohésion et de cohérence. Soyons conscients de la portée qu'auront sur les autres les décisions que nous prendrons comme société et comme individus.

Il faut repenser nos façons de faire, mais il ne faut que ce ne soit qu'un slogan d'un parti politique. Il ne faudrait pas non plus pas jeter le bébé avec l'eau du bain, en défaisant ce que nous avons mis en place au Québec depuis le début de la Révolution tranquille. Il ne faut pas changer simplement pour changer…


Et il ne faut pas non plus s'asseoir sur nos réalisations et affirmant qu'elles sont intouchables. Il doit bien exister une quatrième voie…

La mondialisation, si on veut qu'elle prenne un sens et qu'elle remporte l'adhésion de la population, nous appelle à cette nécessaire cohésion, à cette indispensable cohérence. Le citoyen doit sentir qu'il a une emprise sur sa vie, sur les changements qui le dépassent parfois.

Le «think globally, act locally» doit s'incarner dans la responsabilité que nous devons avoir face à nous-même et face aux autres.

On ne peut pas développer des économies sans tenir compte de l'impact de nos décisions sur l'environnement, sur la culture, sur les plus démunis de la société.
On s'étonne que le gouvernement du Québec ne semble pas vouloir aller au bout de l'exercice qu'il a entrepris au cours des dernières années:

Il a réglé le problème de la cohésion au sein des municipalités grâce au regroupement municipal;

Il est en train de régler la question du territoire et du développement du nord à travers ses ententes successives avec les Innus, les Cris et les autres communautés autochtones (cf. dossiers de L'actualité );

Il a fait la paix avec les régions, établi des plan de réussite dans le secteurs de la santé et de l'éducation, encouragé la création de conseils d'établissements dans les écoles et la participation des citoyens dans la gestion de leurs services de santé...

La table ainsi mise, on s'attendrait à ce que Québec propose un vaste programme de décentralisation des pouvoirs, pour permettre de rapprocher les prises de décision du milieu, des citoyens, des milieux d'affaires, des communautés...

De réaliser la souveraineté des régions, à défaut de faire celle du Québec en tant qu'État...

L'Allemagne a ses «landers», ses États libres, comme le dit Ingo Kolboom dans une entrevue à L'actualité , que vous pourrez lire dans l'édition de demain.



Les régions du Québec crient haut et fort qu'elles ne veulent pas mourir. Elles trouvent quotidiennement à se renouveler, en développant des entreprises de produits biologiques, de produits du terroir, de produits de luxe.

Il suffirait qu'on donne aux régions -- à commencer par celle de Montréal -- la capacité de prendre leurs propres décisions, adaptées à leurs propres réalités, à leurs besoins spécifiques.

La cohésion et la cohérence seraient plus facile à atteindre dans le cadre de la décentralisation, où l'ensemble des acteurs travaillent étroitement sur le terrain, particulièrement dans le milieu des affaires et dans celui des arts.

Cette décentralisation des pouvoirs m'apparaît indispensable, pour que les communautés puissent se prendre en charge et avoir, ne serait-ce que l'illusion, qu'elles font partie de la solution et non du problème.

 

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