Discours prononcé par M. Gordon Thiessen
Gouverneur de la Banque du Canada
Le 4 décembre 2000
À l'approche de la fin de mon mandat comme gouverneur de la Banque du Canada, il m'arrive de plus en plus souvent de méditer sur les grandes tendances qui façonnent à long terme notre économie et les marchés financiers et sur ce qu'elles présagent pour l'avenir.
Un sujet qui est revenu souvent sur le tapis au fil des années est celui du taux de change du dollar canadien. Depuis deux ou trois ans, ce sujet fait à nouveau couler beaucoup d'encre. Certains se demandent, par exemple, si l'on doit continuer de laisser flotter notre monnaie, ou fixer son taux de change par rapport au dollar américain. D'autres se demandent même s'il ne vaut pas mieux renoncer au dollar canadien et adopter carrément le dollar américain.
L'intérêt que notre régime de change suscite n'a rien d'étonnant. Bien entendu, une partie de l'attention qu'il reçoit depuis quelque temps est due à l'inquiétude des gens devant le niveau relativement bas de notre monnaie par rapport à la devise américaine. Mais la raison fondamentale de cet intérêt est que le taux de change est un prix important dans l'économie, surtout dans une économie aussi ouverte que la nôtre. Les exportations représentent environ quarante pour cent de toute la production canadienne. Et si on ajoute les importations, cette proportion est le double. En outre, plus des quatre cinquièmes de nos échanges commerciaux se font avec les États-Unis. Il est donc naturel que la valeur de notre dollar en monnaie américaine ait toujours revêtu une grande importance. Mais il ne faut pas non plus exagérer l'influence de ce facteur. En effet, nous devons disputer les parts du marché américain à bien d'autres pays. Par conséquent, on aurait tort de considérer comme une donnée négligeable le taux de change des monnaies de ces pays vis-à-vis du dollar canadien.
Peu après la Deuxième Guerre mondiale, en 1950 pour être plus précis, le Canada est devenu le premier grand pays à adopter un régime de changes flottants. En 1962, nous sommes revenus à un taux de change fixe, pour finalement décider, en 1970, de laisser à nouveau flotter notre monnaie. En tout, le taux de change du dollar canadien a été flexible pendant quarante-deux des cinquante dernières années. Aucun autre grand pays n'a une expérience aussi longue d'une monnaie flottante.
Notre régime de change n'a pas, pour autant, eu raison de tous ses détracteurs. En général, les critiques portaient plutôt sur le cours même du dollar canadien, qui était jugé soit trop élevé soit trop bas, surtout par certains exportateurs et importateurs.
Récemment toutefois, et certainement ici à Montréal, on a commencé à débattre de la pertinence d'un régime de changes flottants pour le Canada. La création de l'euro et son adoption par onze pays de l'Union européenne au début de 1999 ont mis cette question à l'avant-plan.
Je suis intervenu dans le débat au début de 1999, pour faire valoir que l'avènement de l'euro est une réalisation remarquable, mais qu'il ne constitue pas un modèle applicable au Canada, compte tenu de notre position sur l'échiquier nord-américain. Depuis, avec l'intérêt grandissant que soulève l'expérience européenne partout dans le monde, bien des choses ont été dites sur les dispositions monétaires que le Canada et d'autres pays pourraient adopter.
Chez nous, la question du régime de change a surtout été débattue jusqu'ici dans les facultés d'économie des universités. Mais la dépréciation de notre monnaie vis-à-vis du dollar américain durant la dernière décennie a aussi amené la communauté des affaires à s'intéresser à cette question, étant donné la tenue moins reluisante de notre économie par rapport à celle des États-Unis.
Ailleurs dans le monde, le débat sur les régimes de change est aussi devenu plus animé, surtout dans les pays d'Amérique latine qui ont vécu longtemps avec une inflation élevée et des crises de change. Dans certains de ces pays, des observateurs de la scène économique préconisent même l'adoption pure et simple du dollar américain.
Aujourd'hui, j'aimerais revenir sur la question du régime de change qui convient le mieux au Canada. Après avoir pesé à nouveau les avantages et les désavantages du régime actuel, je peux vous dire, dès le départ, que je demeure convaincu qu'une monnaie flottante reste le meilleur choix pour notre pays à ce stade-ci de son histoire. Et je vais maintenant vous présenter, en termes simples dans la mesure du possible, les arguments qui m'amènent à cette conclusion.
Les coûts des transactions sous un régime de changes flottants
Quand le volume des transactions commerciales et financières entre deux pays est aussi élevé que celui du Canada avec les États-Unis, la nécessité de convertir les monnaies pour régler ces transactions fait augmenter les coûts. Et si le taux de change des monnaies en cause est flottant et qu'on ne peut donc connaître leur valeur future, on fait face aussi à un risque de change, contre lequel on doit se protéger. Ainsi, les investisseurs et les emprunteurs doivent prendre en compte non seulement le niveau des taux d'intérêt au Canada et aux États-Unis, mais aussi les mouvements possibles du taux de change pendant la durée de leur investissement ou de leur emprunt. En un mot, le fait de ne pas avoir la même monnaie que son partenaire commercial entraîne bel et bien des coûts.
Un taux de change fixe entre les dollars canadien et américain, comme celui que nous avons connu entre 1962 et 1970, n'élimine pas tous ces coûts. Il faut encore faire la conversion entre ces monnaies. De plus, un taux de change fixe ne fait pas disparaître le risque de change. Si, pour une raison ou une autre, les marchés avaient le sentiment qu'il y a un risque de dévaluation du dollar canadien, les taux d'intérêt au Canada devraient être constamment supérieurs aux taux américains pour compenser ce risque.
Même dans les pays, comme l'Argentine et Hong-Kong, qui ont décidé de rattacher de façon rigide leur monnaie au dollar américain par la création d'une caisse d'émission, les coûts que représentent les primes de risque incorporées aux taux d'intérêt nationaux n'ont pas disparu complètement.
Alors, la seule façon pour nous d'éliminer vraiment les coûts de nos transactions avec les États-Unis et d'éliminer aussi les primes liées aux risques de change n'est pas de se doter d'un taux de change fixe, mais bien de s'engager dans une sorte d'union monétaire avec ce pays. Dans les faits, cela équivaudrait à l'adoption du dollar américain.
Dollarisation par opposition à union monétaire
Mais pourquoi ne pas avoir une monnaie commune avec les États-Unis, comme cela s'est fait en Europe? Est-ce que cela ne serait pas plus avantageux?
À première vue, naturellement, une union monétaire serait préférable à une dollarisation. En principe, dans une union monétaire, nous aurions encore un mot à dire sur la conduite de la politique monétaire en Amérique du Nord. Et nous pourrions probablement garder une partie des recettes liées à l'émission de cette monnaie commune (le seigneuriage).
Mais il faut bien comprendre ce qu'impliquerait dans la réalité une union monétaire nord-américaine. L'expérience européenne est assez instructive là-dessus. L'union économique et monétaire entre les pays d'Europe est le fruit de cinquante années d'intégration politique et économique de plus en plus poussée. L'adoption récente d'une monnaie commune est une nouvelle étape dans ce processus d'intégration, et elle a été dictée surtout par des motifs d'ordre politique plutôt qu'économique. Pour ce qui est des décisions prises par la Banque centrale européenne, les trois grands pays de la zone euro (l'Allemagne, la France et l'Italie) ont convenu avec leurs partenaires de plus petite taille qu'il y aurait un vote par pays.
Je ne vois pas comment un tel arrangement serait possible en Amérique du Nord, compte tenu de la prédominance évidente de l'économie des États-Unis. Dans la pratique, une union monétaire avec ce pays obligerait le Canada à adopter le dollar américain.
Les avantages d'un taux de change flottant
J'ai parlé surtout, jusqu'à maintenant, des coûts des transactions entre pays et des régimes de change pouvant réduire ces coûts. Mais ce n'est pas le seul aspect qui entre en ligne de compte. Il n'y a rien de simple en ce bas monde, et vous allez bientôt comprendre ce que je veux dire. Et aussi pourquoi je suis convaincu qu'un régime de changes flottants est le meilleur choix pour le Canada.
L'argument le plus souvent évoqué en faveur d'un taux de change flottant est qu'il donne au Canada la possibilité de mener une politique monétaire indépendante. Cela est tout à fait vrai. Mais, de nos jours, il y a très peu de différence entre les objectifs de faible inflation que poursuivent les pays industriels. Le réel avantage que nous procure un taux de change flottant est qu'il nous permet d'avoir des conditions monétaires différentes de celles des États-Unis; j'entends par là des conditions adaptées à notre propre situation économique, même si l'objectif recherché, c'est-à-dire un niveau d'inflation bas et stable, est grosso modo le même. Grâce au flottement de notre monnaie, nous demeurons capables de réagir aux chocs extérieurs qui ne touchent pas notre pays de la même façon que les États-Unis et de tenir compte des différences entre les politiques économiques menées chez nous et chez nos voisins du sud.
Laissez-moi vous donner deux exemples de ce genre de situation.
Le premier exemple, très important, est la variation des cours mondiaux des produits de base. Même si notre économie repose beaucoup moins sur les matières premières que dans le passé, celles-ci représentent encore de trente à quarante pour cent des exportations canadiennes. Les États-Unis, au contraire, sont un importateur net de produits de base. La crise financière asiatique de 1997-1998, qui a entraîné une diminution de vingt pour cent du prix des principales matières premières que nous exportons, a été un choc négatif majeur pour le Canada, alors que les États-Unis ont bénéficié de la baisse des cours.
La dépréciation qu'a connue le dollar canadien vis-à-vis du dollar américain durant cette période était une réaction à ce choc économique. Elle a aidé les fabricants canadiens et les entreprises d'autres secteurs que celui des ressources naturelles à accroître leurs exportations vers les États-Unis. L'essor de ces exportations a ainsi compensé en grande partie les conséquences de la chute de l'emploi et des revenus dans le secteur primaire, causée par la baisse des prix des produits de base.
Le deuxième exemple a trait aux mesures de restriction budgétaire qui ont été prises par le gouvernement fédéral et les provinces à partir du milieu des années 1990, pour venir à bout des déficits persistants et de l'accumulation intenable de la dette publique qui en résultait. Les États-Unis connaissaient aussi des difficultés dans ce domaine, mais moins graves. C'est pourquoi ils n'ont pas eu à procéder à des compressions budgétaires aussi énergiques que les nôtres; c'est pourquoi également les effets de ces mesures sur la demande globale ont été moins prononcés chez eux qu'au Canada. Pour favoriser le transfert des ressources du secteur public au secteur privé et soutenir la demande dans notre économie, nous avions besoin de taux d'intérêt plus bas ici qu'au sud de la frontière. Nos taux d'intérêt sont donc demeurés généralement inférieurs aux taux américains depuis 1996. Dans le contexte actuel de mondialisation des marchés financiers, le maintien d'écarts persistants entre les taux d'intérêt en pareilles circonstances n'est possible que lorsque le taux de change est flottant.
Dans les deux cas que je viens de décrire, le taux de change a servi d'amortisseur, en facilitant les ajustements rendus nécessaires par le fait que les chocs frappant les deux économies et les politiques qui ont dû être appliquées n'étaient pas les mêmes d'un pays à l'autre. Bien que les économies canadienne et américaine soient étroitement liées, elles peuvent évoluer dans des sens différents. Et quand cela se produit, le rôle d'amortisseur que joue un taux de change flottant est inestimable.
Je tiens à préciser que si, dans ces exemples tirés de notre histoire récente, l'ajustement du taux de change s'est fait à la baisse, cela n'est pas forcément le cas. Dans le passé, il est arrivé que les différences entre les effets des chocs économiques et entre les politiques appliquées dans les deux pays se traduisent, au contraire, par une hausse de la valeur du dollar canadien.
Bien sûr, il y aussi moyen de faire face aux chocs inattendus et aux différences de politique sous un régime de changes fixes ou dans une union monétaire, mais les ajustements sont plus longs, plus difficiles et ils coûtent plus cher au bout du compte.
Voyons un peu ce qui se serait passé en 1997 et 1998, à la suite de la chute des prix des produits de base, si le dollar canadien avait eu un taux de change fixe. Pour maintenir la parité fixe tout au long de cette période, nous aurions eu besoin de taux d'intérêt beaucoup plus élevés pour contrer les pressions à la baisse sur notre monnaie causées par la diminution des recettes d'exportation de produits de base. Dans la pratique, cela veut dire que notre économie aurait dû ralentir encore plus pour que les salaires tombent à un niveau qui permette aux autres secteurs d'être plus compétitifs et d'accroître leurs exportations.
Même en régime de monnaie commune, il aurait fallu à long terme opérer à peu près le même ajustement. La différence est que les conséquences à court terme du choc sur l'emploi et les revenus auraient été ressenties plus durement par les entreprises du secteur primaire et les régions du pays qui dépendent le plus de ces entreprises.
Bref, quel que soit le régime monétaire en vigueur, l'ajustement aux chocs économiques réels restera toujours nécessaire. L'avantage d'un régime de changes flottants est qu'il facilite cet ajustement et le rend moins douloureux.
Avant de conclure, j'aimerais dire quelques mots sur deux idées fausses qui circulent au sujet des taux de change flexibles.
La première concerne les encouragements à l'innovation et aux investissements dans les nouvelles technologies. Si, en procurant des profits faciles aux entreprises qui exportent, un taux de change bas réduit leur motivation à innover et à devenir plus compétitives et efficientes, laissez-moi vous dire que ces entreprises ont un grave problème de gestion. Le conseil d'administration ne doit-il pas veiller à ce que l'entreprise soit gérée de manière à maximiser les profits qu'elle génère et la valeur de ses actions en toutes circonstances? Si l'entreprise est mal gérée, elle va vite se retrouver aux prises avec des problèmes de compétitivité.
Une autre idée fausse que l'on entend est qu'un taux de change relativement bas rend les entreprises d'un pays vulnérables aux prises de contrôle par des intérêts étrangers. En vérité, si les entreprises canadiennes sont devenues plus attrayantes aux yeux des investisseurs américains ces dernières années, c'est d'abord et avant tout parce que la valeur des actions a beaucoup monté aux États-Unis, et non pas parce que le dollar canadien a baissé. Le cours élevé des actions des compagnies américaines a permis à ces dernières de financer à très bon marché des prises de contrôle dans des pays où la Bourse n'était pas aussi forte. Les entreprises canadiennes ont fait la même chose tout récemment lorsque les prix des actions ont atteint ici de hauts niveaux.
Conclusion
J'aimerais, pour terminer, résumer mes propos. En raison de nos liens économiques et financiers étroits avec les États-Unis, je reconnais qu'on peut être attiré par la diminution de l'incertitude entourant le taux de change et par la réduction des coûts de transaction qui découleraient d'une parité fixe avec le dollar américain.
Néanmoins, je demeure convaincu que les bienfaits qu'un taux de change flexible nous procure sur le plan macroéconomique dépassent encore de loin les avantages d'une telle réduction des coûts de transaction. Tant et aussi longtemps que notre pays sera un grand producteur de matières premières et que nous voudrons mener des politiques économiques qui sont adaptées à nos besoins et exigent des conditions monétaires distinctes, nous avons tout avantage à tirer parti du rôle d'amortisseur que joue un taux de change flexible.
Mais le fait d'avoir un régime de changes flottants signifie-t-il que notre monnaie risque de demeurer faible indéfiniment? Pas du tout.
Pendant la deuxième moitié des années 1990, le dollar américain est resté fort vis-à-vis de presque toutes les autres monnaies, grâce à la tenue remarquable de l'économie des États-Unis. Pendant cette période, toutefois nos voisins ont aussi accumulé un énorme déficit extérieur. Tôt ou tard, il leur faudra redresser la situation de leurs paiements extérieurs et, à ce moment-là, le dollar américain devra baisser pour favoriser le processus d'ajustement.
Au Canada, après un démarrage lent au début des années 1990, notre économie s'est améliorée de façon fondamentale. Ces dernières années, la croissance a été plus vigoureuse, l'emploi et les revenus ont augmenté et l'inflation est demeurée à un niveau bas et stable. Les déficits budgétaires ont été éliminés, et la taille de la dette publique par rapport à celle de l'économie est en baisse. De plus, dans le cadre d'importantes restructurations, les entreprises ont investi massivement dans les machines, le matériel et les technologies de pointe. Je pense que nous commençons maintenant à récolter les fruits de ces efforts, sous la forme de gains de productivité plus élevés. J'espère que ce mouvement va continuer et s'amplifier, et paver la voie à une amélioration du niveau de vie des Canadiens dans les années à venir.
Tout compte fait, les perspectives de l'économie canadienne sont très favorables. Si elles se matérialisent, nous verrons aussi notre monnaie se raffermir à moyen terme.