C'est avec grand plaisir que j'ai accepté l'invitation de la Chambre de commerce de vous entretenir de Montréal et de son développement économique dans le cadre des conférences Perspectives Médias. Comme le titre de ma conférence le laisse deviner, je vais vous parler de guerres de clochers. Vous me permettrez d'abord de prendre quelques instants pour prêcher pour ma «paroisse», les journaux quotidiens.
L'effervescence que l'on sent depuis quelques années à Montréal, on la retrouve aussi dans le monde de l'information qui, comme la ville elle-même, est en pleine transformation. C'est tout particulièrement vrai pour ce qui est de la presse écrite. Souvent, les gens de l'extérieur s'étonnent que tant de quotidiens puissent coexister sur le marché montréalais. Comme si ce n'était pas assez d'avoir quatre grands quotidiens, deux quotidiens gratuits du métro se sont récemment ajoutés à cette liste, sans compter les journaux financiers de Toronto, qui ont une forte diffusion à Montréal.
Il y a quelques années à peine, certaines personnes, dans notre industrie, se plaignaient qu'il y avait trop de quotidiens. Ils soutenaient que le marché était trop étroit pour les faire vivre tous. Je vous laisse deviner qui on visait en disant cela. Il est assez ironique de voir que les entreprises qui tenaient ce discours ont depuis trouvé intéressant d'investir dans un quotidien gratuit du métro. S'il en est ainsi, c'est que, depuis quelques années, nous assistons à un réveil de la presse quotidienne, du moins à Montréal.
Au cours des années 90, les modes de consommation de l'information se sont transformés sans que les journaux ne sachent comment réagir. Les sources d'information se sont multipliées pensons à l'information continue et à Internet tandis que de nouvelles habitudes de vie réduisaient le temps accordé à la lecture des journaux. En conséquence, les tirages se sont mis à descendre doucement, mais de façon continue. En une décennie, le nombre d'exemplaires vendus a baissé de près de 10 %. Ce n'est pas rien. Il fallait réagir, transformer les journaux pour les rendre plus dynamiques et plus intéressants. Le premier à le faire a été Le Devoir. Le dernier a été La Presse. Il était temps que celui qui se prétend le plus grand journal français d'Amérique se modernise. La bonne nouvelle de l'année 2003 pour notre industrie a été le changement de mode d'impression de ce journal, dont la mise à niveau profitera à tous. Les journaux, s'ils sont mieux faits et mieux imprimés, seront plus attrayants tant pour les lecteurs que pour les annonceurs. Ce n'est pas sans raison, je crois, que depuis un an environ, les quotidiens retrouvent une certaine faveur du public.
La pluralité des titres de journaux publiés à Montréal contribue au dynamisme de notre ville et témoigne de sa diversité. Les quatre grands quotidiens ont chacun leur personnalité, leur couleur. Vous me permettrez de m'arrêter un peu au cas du Devoir, qui a été à l'avant-garde, on peut le dire sans fausse modestie, des changements qui se vivent dans notre industrie. Notre taille, si elle ne nous permet pas d'être la locomotive, ne nous réduit pas pour autant à un rôle de queue de train, au contraire. En adoptant une nouvelle toilette graphique en 1993, nous avons montré à nos concurrents qu'il était possible de faire un journal qui soit beau, qui soit convivial et qui réponde aux besoins de ses lecteurs, aussi bien ceux des citoyens qui veulent suivre et participer au débat public que ceux des personnes qui vivent leur vie.
Dans ce monde de concurrence, Le Devoir se tire plutôt bien d'affaire. Il va sans dire que sa situation demeure fragile. Son statut de journal indépendant le rend plus sensible que les autres aux effets de conjoncture. Certaines années sont plus difficiles, ce qui ne l'empêche pas de progresser. Nous sommes particulièrement fiers de notre réussite le samedi. Ces six dernières années, nous avons peu à peu transformé notre édition du week-end. Nous avons créé l'Agenda, un produit culturel unique qui rassemble toute l'information sur les sorties culturelles et les soirées à la télé. Nous avons ajouté le cahier Perspectives, un cahier d'analyse sur l'actualité, et le cahier Samedi, à la dominante lifestyle. La réponse des lecteurs est claire. En cinq ans, notre diffusion a augmenté de 14 % alors que, durant la même période, nos concurrents perdaient des ventes.
Ce succès n'est pas qu'une question de forme. C'est aussi et surtout une question de contenu. L'information est devenue un produit de consommation jetable où les événements les plus insignifiants font souvent la manchette. Il y a une tendance à la banalisation des événements. Un exemple de cela : la couverture par RDI du débordement de la rivière des Prairies, auquel on a consacré des jours entiers de diffusion. Au même moment se tenait la première rencontre fédérale-provinciale des premiers ministres, qui n'a eu droit qu'à quelques minutes de diffusion. Bombardés d'informations de toutes sortes, nos concitoyens veulent que les médias donnent un sens aux événements. Les journaux qui vont au fond des choses pourront se développer une niche. C'est ce que nous cherchons à faire au Devoir.
Internet est aussi pour nous un domaine où l'innovation nous a bien servis. Nous avons déployé une stratégie toute simple qui consiste à développer un site qui sert à appuyer la croissance de notre lectorat. Notre site LEDEVOIR.COM est un service public mais aussi une vitrine pour faire connaître le journal au vaste public des internautes. Notre journal est le seul au Québec à mettre tous ses articles en ligne, dont une partie est réservée aux abonnés. Ces derniers bénéficient de privilèges comme la lecture en ligne du journal dès la veille et un accès gratuit à nos archives.
La fréquentation de notre site Internet est en hausse constante et dépasse maintenant les 400 000 visiteurs uniques par mois. Ce succès nous a menés à envisager la mise en vente d'abonnements à une version électronique du journal livré en format PDF. C'était s'aventurer dans l'inconnu, mais déjà, avec nos 1200 abonnés électroniques, nous sommes en tête du petit groupe de quotidiens canadiens qui ont tenté la même expérience. Celle-ci, au surplus, s'est révélée payante pour nous. Cas unique au Canada, je crois bien, notre site fait ses frais, ce qui est déjà un exploit, et dégage un bénéfice net suffisamment important pour contribuer à l'équilibre de nos finances.
Je soulignais plus tôt que chaque quotidien montréalais a sa personnalité. Celle du Devoir est bien affirmée. Journal de débats et d'idées, il a toujours accordé une grande place aux politiques publiques, et ce, aussi bien dans le champ social et culturel que dans le domaine économique. Ce choix n'est pas l'effet d'une mode ou le résultat de focus groups. Tout au long de son histoire, Le Devoir a défendu des idées et pris position, toujours inspiré par le désir de faire progresser la société québécoise. Les éloges rendus ces derniers jours à notre ancien directeur, Claude Ryan, l'ont rappelé éloquemment.
Parmi les dossiers qui nous préoccupent au plus haut point, il y a l'avenir de Montréal, qui est en voie de retrouver le dynamisme qui le caractérisait à une autre époque mais qui a une longue route devant lui. Au Devoir, nous avons été parmi les premiers à défendre le projet «une île, une ville» car il nous apparaissait urgent, afin d'assurer le développement de Montréal comme ville-région, de pouvoir s'appuyer sur une vision et des stratégies communes, ce qui ne serait pas possible tant que l'on maintiendrait une multitude de fiefs locaux.
De tout temps, du moins depuis les 30 dernières années que j'ai connues, Le Devoir a toujours accordé une grande place à Montréal dans ses pages. Par exemple, nous n'avons jamais cru à l'époque du maire Drapeau que les grands projets pouvaient tenir lieu de stratégie de développement économique. Ces grands projets, tout particulièrement les Jeux olympiques, nous auront masqué la dépression qui se préparait. Lorsqu'il s'est rendu compte qu'il n'était plus la métropole, Montréal a été pris au dépourvu.
Les perdants n'ont jamais la cote. Aussi, Montréal est vite devenu le mal-aimé du Québec. Le reste de la province s'est mis à bouder sa métropole. Le Stade olympique inachevé est devenu le symbole de ses malheurs. Plutôt que d'être la locomotive du développement du Québec, Montréal était passé à la remorque du Québec, qui ne voulait surtout pas l'aider. Les régions se voyaient en concurrence avec la métropole. Le gouvernement du Québec voulait-il faire un geste pour Montréal qu'immédiatement les régions demandaient une contrepartie. Il est pour le moins inhabituel que le maire Pierre Bourque ait senti le besoin, il y a quelques années à peine de cela, d'aller faire une tournée des régions pour défendre le rôle de Montréal comme métropole québécoise.
La perte de son statut de métropole canadienne a encore plus affecté le rapport de Montréal avec ses villes de banlieue. L'affaiblissement économique et politique de Montréal a favorisé la montée en puissance des maires de banlieue au sein de la Communauté urbaine de Montréal. S'est développé un esprit de concurrence qui a parfois eu l'allure d'un front du refus. C'est alors que Montréal, le grand Montréal, est entré en concurrence avec lui-même. Montréal n'avait jamais aussi bien porté son surnom de ville aux cent clochers.
Le débat sur les défusions avec lequel nous sommes aux prises est un malheureux contretemps qui nous fait perdre temps et énergie. Il est toujours difficile de faire le passage d'une époque à une autre. Le chemin de croix de ceux qui défendent la mise en place de structures efficaces pour Montréal arrive à son terme, souhaitons-le. Une victoire importante a été obtenue l'automne dernier alors que le gouvernement Charest a donné l'assurance que la nouvelle ville de Montréal gardera la responsabilité de la planification et de la gestion du développement économique dans l'île de Montréal, quoi qu'il arrive. Autour de Montréal, nous pourrons développer cette nécessaire vision commune de l'avenir et proposer des stratégies. Le Sommet de Montréal a permis d'amorcer le travail en ce sens.
Ces dernières années, Montréal a remporté d'importants succès. Les investissements augmentent, le chômage diminue, des sièges sociaux d'organismes internationaux choisissent de s'installer ici. De l'enthousiasme a été créé. Quand on se compare, on voit toutefois que Toronto et Ottawa ont aussi progressé et qu'ils ont même progressé plus vite que Montréal dans plusieurs domaines. Par exemple, en matière d'emploi, Montréal a obtenu de très bons résultats ces 20 dernières années et a réduit son taux de chômage de 12 % à près de 9,5 %. L'écart demeure important avec Toronto, où le taux de chômage était de 7,7 % en 2003. Le rattrapage n'est pas complété. En fait, le verre n'est qu'à demi plein. Dans le rapport sur le développement de Montréal qu'il signait en 1986, Laurent Picard proposait deux objectifs. Le premier a été atteint. Montréal a été rétabli dans son rôle de pôle majeur de développement du Québec et du Canada. Reste encore à faire véritablement de Montréal une ville à vocation internationale.
Le contexte dans lequel évolue Montréal en 2004 est bien différent de celui de 1986. La mondialisation est devenue le nouveau paradigme. Ses concurrents sont bien plus Seattle, Bombay, Singapour et Boston que Toronto et Ottawa. Maintenant que Montréal existe comme ville-région, il lui faut se définir, acquérir une personnalité, puis arrêter des stratégies. L'exemple des métropoles qui ont réussi montre que la réussite est d'abord le fait d'une prise en main par le milieu de son avenir et la détermination d'une vision commune. C'est vrai aussi bien à Dublin, Boston, Seattle. Les gouvernements supérieurs seront là pour apporter leur appui.
Je ne serai pas le premier à le dire: la clé est de s'appuyer sur ses atouts. Parmi ceux-là, il y a la qualité de vie, la qualité et la diversité du capital humain, la qualité de l'environnement juridique et institutionnel. Ce sont des atouts distinctifs forts qui permettent non seulement de concurrencer d'autres grandes métropoles mais aussi d'établir des partenariats. Shanghai ou Lyon peuvent être des alliés bien plus que des concurrents. En Europe, plusieurs grands villes ont commencé à travailler en réseau, faisant le pari qu'elles pouvaient se développer de façon complémentaire. Le réseautage sera capital. À cet égard, Montréal International est un outil indispensable au développement de la région.
Le travail de définition d'une vision du Montréal de l'avenir est commencé. Déjà, un énoncé de politique culturelle a été adopté qui sera bientôt suivi d'une politique sur le patrimoine. Il y a quelques jours, le maire Gérald Tremblay rendait publique une stratégie de développement axée sur le savoir. Sans exclure les autres axes de développement, le savoir peut être la locomotive du développement économique. Le savoir, c'est l'innovation, et l'innovation, la matérialisation d'idées en produits et en emplois. En s'engageant dans cette voie, il faut garder à l'esprit que la concurrence est forte et que si Montréal a de nombreux acquis, il ne dispose pas de tous les atouts. Ce choix étant fait, il permettra de mobiliser le milieu montréalais, entendu dans le sens métropolitain, autour d'objectifs concrets.
Le succès de cette stratégie ne concerne pas que les trois millions et demi de Montréalais qui habitent la région métropolitaine de Montréal. L'enjeu est le développement de l'ensemble du Québec. Cela, le gouvernement québécois doit en être conscient et apporter un appui inconditionnel à sa métropole. Le gouvernement québécois se doit, cela va de soi, d'avoir une vision d'ensemble sur le développement du Québec, mais pour des raisons électorales, il ne reconnaît pas volontiers le rôle de la métropole. Lorsqu'elle vient, cette reconnaissance est toujours mitigée. De la part du gouvernement actuel, cela est particulièrement vrai. On ne reviendra pas sur la promesse libérale en ce qui concerne les défusions. La disparition du mot «métropole» dans le nom du ministère des Affaires municipales et de la Métropole n'est pas que symbolique. Il n'y a plus, comme c'était le cas sous le gouvernement Bourassa, de comité responsable du développement économique de Montréal. Quant aux ministres influents dans le gouvernement Charest qui représentent Montréal et qui sont sensibles aux enjeux de développement de cette région, ils sont trop peu nombreux. Ce gouvernement a amplement démontré depuis qu'il est élu qu'il n'a pas de politique de développement urbain.
Le cas de Montréal n'est pas unique. Toutes les grandes villes canadiennes piaffent d'impatience devant les gouvernements supérieurs, qui hésitent à leur donner les moyens de se développer. Plusieurs d'entre elles voudraient ouvrir un débat constitutionnel pour se faire reconnaître une plus grande autonomie et des pouvoirs en propre. Ce n'est certes pas le moment, mais il ne faut pas se tromper sur la portée de ces revendications. Les villes comme Montréal sont plus que des villes. Elles sont des régions qui représentent une force économique. En même temps, elles sont des lieux où se concentrent les problèmes sociaux. Ce sont des quasi gouvernements.
Le gouvernement Charest se prépare à une réingénierie de l'État québécois. Il lui faudra concevoir que l'État, ce n'est pas que le gouvernement, ses ministères et des sociétés d'État. L'État, c'est aussi ses grandes villes que sont Montréal, Laval, Québec, Gatineau, qui ne peuvent être ignorées dans cette démarche. Il est facile de concevoir que les villes écoperont dans cette opération. Vers qui, croyez-vous, se tourneront ceux dont les prestations d'aide sociale auront été réduites, sinon vers les villes? Il sera essentiel que dans les forums socioéconomiques que vient de convoquer le gouvernement Charest, les grandes villes du Québec soient invitées à titre de participant de plein droit.
Il y a à Montréal un dynamisme qui ne demande qu'à être harnaché. Il serait inconcevable qu'on ne veuille pas en tirer le maximum de profit. Ces prochaines semaines, le ministre des Finances déposera un budget comportant des réductions d'impôt de un milliard. Il serait inacceptable que dans le but d'accorder ces baisses d'impôt, il faille priver le milieu montréalais des outils dont il a besoin pour son développement. Les premières victimes pourraient être les milieux culturel et les universités. La stratégie «Montréal ville de création et de savoir» ne serait alors qu'un coup d'épée dans l'eau. Soyez assurés que quant à nous, au Devoir, nous serons derrière ceux qui travaillent à la réussite de Montréal. Cela fait partie de notre mission.