Speech given by Mr. Pierre Fortin
Professeur, Département des sciences économiques Université du Québec à Montréal
April 13, 2000
Le dilemme monétaire: fixer ou flotter ?
Le Canada adhère au principe fondamental de la libre circulation internationale des capitaux financiers. Ce principe n'admet en pratique que deux régimes monétaires:
- un régime où le taux de change canado-américain est fixe et où les taux d'intérêt sont dictés par la politique monétaire américaine;
- un régime où les taux d'intérêt peuvent être influencés par une politique monétaire locale menée de façon indépendante, mais où, en contrepartie, le taux de change canado-américain demeure libre de fluctuer au gré de l'offre et de la demande de capitaux.
Pourquoi doit-il en être ainsi? C'est que, quotidiennement, des milliers de milliards de dollars de capitaux circulent librement partout dans le monde, à la recherche du moindre gain spéculatif. Pour que le taux de change du dollar canadien demeure fixe, deux conditions doivent être remplies. D'une part, les détenteurs de capitaux doivent être absolument convaincus qu'il restera inchangé. La fixité du taux de change doit être parfaitement crédible. D'autre part, aucun écart de taux d'intérêt entre titres canadiens et américains comparables ne peut être toléré. Un tel écart attiserait l'appétit des spéculateurs et provoquerait un déplacement de capitaux qui aurait tôt fait de modifier le taux de change et de mettre fin au régime fixe. Ainsi, dans un régime fixe, les mouvements des taux d'intérêt canadiens doivent être des copies conformes des mouvements des taux d'intérêt américains correspondants. Un corollaire immédiat est que le Canada ne peut se donner une politique monétaire indépendante que s'il accepte de laisser flotter sa monnaie.
Depuis 1991, la politique monétaire canadienne vise essentiellement à contenir le taux d'inflation national à l'intérieur d'une fourchette cible de 1% à 3%. Cet objectif est propre au Canada. Les Américains désirent eux aussi contenir l'inflation, mais ne s'astreignent pas à suivre une règle officielle précise. Par conséquent, les taux d'intérêt établis par la Banque du Canada et par la Réserve fédérale (la banque centrale américaine) suivent souvent des trajectoires différentes, ce qui entraîne des variations fréquentes et parfois importantes dans le taux de change canado-américain. Les fluctuations continuelles de notre taux de change sont en quelque sorte le prix que nous payons pour gérer nos taux d'intérêt, d'inflation et de chômage de manière semi-indépendante de ceux des États-Unis.
Les deux questions posées par ce colloque sont de déterminer 1) s'il est économiquement souhaitable que le Canada abandonne le régime flottant actuel en faveur d'un régime fixe et 2) s'il existe présentement une forme de régime fixe qui soit non seulement économiquement souhaitable, mais aussi politiquement faisable. Mes réponses sont: oui à la première question, non à la seconde. Conclusion: le Canada est, pour l'instant, prisonnier de son régime flottant.
Abandonner le régime flottant actuel?
Tout régime de taux de change flottant possède un avantage et un inconvénient. L'avantage est macroéconomique: il procure l'indépendance de la politique monétaire. L'inconvénient est microéconomique: il découle de l'instabilité du taux de change. Les fluctuations importantes et parfois désordonnées du taux de change peuvent être déstabilisantes pour la planification d'entreprise et les échanges internationaux. À la longue, cela peut nuire à la localisation des entreprises au pays et à sa croissance économique. Si le régime flottant est aujourd'hui sévèrement remis en question par un nombre croissant de Canadiens, c'est qu'au cours de la décennie 90, l'avantage perçu de l'indépendance de la politique monétaire a diminué et le coût perçu de l'instabilité du taux de change a augmenté.
Au cours de la décennie 90, la performance macroéconomique globale du Canada a été désastreuse et, à peu de choses près, la pire de tous les pays industriels. Bien qu'une amélioration sensible soit évidente depuis 1997, la performance de la politique monétaire canadienne soutient difficilement la comparaison avec le succès de la politique monétaire américaine. La supériorité américaine n'est pas seulement attribuable à la qualité exceptionnelle de la gestion monétaire de M. Greenspan. De 1950 à 1990, les taux d'intérêt, d'inflation et de chômage ont en moyenne été plus bas aux États-Unis qu'au Canada. Importer la politique monétaire américaine en fixant le taux de change canado-américain ne paraît pas comporter de risque macroéconomique important à court ou à long terme pour le Canada.
En même temps, le coût de l'instabilité du taux de change paraît avoir augmenté. Après la période de stabilité relative allant de 1950 à 1975, pendant laquelle sa valeur fut contenue à l'intérieur d'une bande de ±6%, le taux de change du dollar canadien par rapport au dollar américain s'est déprécié de 28% de 1975 à 1986, apprécié de 22% de 1986 à 1991, puis de nouveau déprécié de 23% de 1991 à 1999. Pour empirer les choses, cette instabilité accrue de la monnaie canadienne s'est produite dans un environnement où l'importance du commerce international en pourcentage du PIB canadien est passée de 25% au milieu des années 80 à plus de 40% à la fin des années 90.
Bref, l'instabilité du taux de change est beaucoup plus prononcée qu'autrefois et elle frappe une portion croissante de l'activité économique canadienne. Si cette instabilité reflétait rigoureusement les facteurs fondamentaux de l'économie, les Canadiens seraient mal avisés de se plaindre, puisque les variations du change conduiraient efficacement l'économie vers la meilleure répartition possible de ses ressources. Dans ces conditions, stabiliser le dollar ne ferait que déstabiliser les autres prix, mais n'entraînerait aucun gain net pour l'économie. Il est cependant présomptueux de croire à ce monde idéal. Au contraire, les exemples de bulles spéculatives, de volatilité excessive et de mésalignements grossiers et persistants sur les marchés des devises étrangères foisonnent et ont été bien identifiés dans la littérature économique contemporaine. L'instabilité accrue du taux de change canado-américain nuit au bon fonctionnement de l'économie canadienne.
Faire disparaître le dollar canadien ?
Si l'on convient qu'il est économiquement souhaitable de fixer le taux de change canado-américain, quelle solution adopter? La façon la plus simple de procéder est de faire disparaître le dollar canadien et d'engager le Canada dans une union monétaire avec les États-Unis. Cette union monétaire peut prendre deux formes: la dollarisation unilatérale ou l'union monétaire formelle. La dollarisation signifierait que le dollar américain remplacerait le dollar canadien comme unité de compte et moyen de règlement des transactions au Canada. En empruntant cette voie, le Canada pourrait ainsi décider unilatéralement de se mettre en union monétaire avec les États-Unis. D'autres pays l'ont déjà fait.
De son côté, l'union monétaire formelle signifierait que le Canada et les États-Unis (et possiblement le Mexique et d'autres pays d'Amérique latine) conviendraient par traité de supprimer leurs monnaies respectives et de les remplacer par une nouvelle monnaie commune et unique, exactement comme les onze membres de l'Union monétaire européenne viennent de le faire.
La dollarisation unilatérale et l'union monétaire formelle signifieraient que la monnaie utilisée au Canada aurait toujours la même valeur que la monnaie utilisée aux États-Unis. Par définition même, le taux de change canado-américain serait rigidement fixe et égal à 1. Finis les vents spéculatifs et l'instabilité du taux de change. De plus, selon les estimations disponibles, l'abolition du dollar canadien permettrait à nos concitoyens d'économiser jusqu'à 5 milliards de dollars par année (0,5% du PIB) en coûts de transaction et de conversion d'une monnaie à l'autre.
La différence entre ces deux formes d'unions monétaires est que l'union monétaire formalisée par un traité fixerait une règle de partage des les profits de la nouvelle banque centrale entre les signataires (pour le Canada, cela vaudrait environ 2 milliards de dollars par année), définirait les circonstances amenant cette banque centrale à effectuer des prêts de dernier ressort dans tous les pays membres en cas de crise financière, inclurait des représentants de tous ces pays au comité de gestion de la politique monétaire et instituerait un nouveau symbole de partenariat international.
La dollarisation unilatérale ne comporterait aucun de ces avantages pour le Canada (ou le Mexique). Les Américains empocheraient tous les profits de la banque centrale (appelés «droits de seigneuriage»), les entreprises financières canadiennes se verraient nier tout accès aux prêts de dernier ressort de la banque centrale, la politique monétaire serait monopolisée par les autorités américaines et la monnaie en usage au Canada serait à l'effigie de George Washington. Par comparaison à l'union monétaire formelle, la dollarisation unilatérale serait un gros pis-aller.
Même si une forme d'union monétaire entre le Canada et les États-Unis est économiquement souhaitable, l'impossibilité politique d'une telle occurrence dans l'avenir immédiat crève les yeux - en tout cas, elle crève les miens. Les États-Unis n'ont aucun intérêt à tuer leur dollar, à le remplacer par une nouvelle monnaie continentale et à partager leur souveraineté avec le Canada et le Mexique au sein d'une union monétaire formelle. Le Canada, quant à lui, n'acceptera pas l'humiliation nationale d'utiliser le dollar américain comme unité de compte et moyen légal de règlement des transactions sur son territoire. Même l'union monétaire formelle, plus avantageuse, sera inacceptable aux yeux des Canadiens. La nouvelle banque centrale serait dominée par la majorité américaine et ne pourrait être suffisamment imputable au parlement canadien. Un tel transfert de souveraineté du Canada vers les États-Unis n'aurait aucune légitimité politique. Est-il nécessaire de rappeler avec quelle extrême réticence les Canadiens ont finalement accepté de ratifier un traité aussi timide et inoffensif que l'Accord de libre-échange avec les États-Unis en 1988?
Il n'est donc pas surprenant que le premier ministre Jean Chrétien, le ministre Paul Martin et le gouverneur Gordon Thiessen aient récemment rejeté à l'unisson toute idée d'union monétaire unilatérale ou formelle avec les États-Unis. Dans une telle union, la Banque du Canada disparaîtrait, ce que le gouverneur n'envisage certainement pas avec enthousiasme.
La défense du régime flottant actuel par le gouverneur repose principalement sur l'utilité, pour stabiliser l'activité économique, de recourir à une dépréciation du dollar canadien quand les cours des matières premières baissent et à une appréciation lorsqu'ils remontent. De telles perturbations frappent les économies canadienne et américaine en sens contraire, puisque le Canada est un exportateur net de matières premières et les États-Unis en sont un importateur net. D'où l'utilité présumée des variations du taux de change pour compenser.
Mais cet argument classique n'est guère convaincant, pour trois raisons. Premièrement (ce que peu de gens savent), l'amplitude des fluctuations des prix relatifs des exportations canadiennes est parmi les plus faibles du monde industrialisé, et le poids de nos exportations de matières premières dans nos exportations totales est de toute façon en chute libre, étant passé de 60% en 1973 à 35% en 1999. Deuxièmement, le seul fait que la Banque du Canada annonce son intention de jouer les fluctuations du taux de change contre les secousses des cours des matières premières constitue en lui-même une invitation explicite aux marchés financiers à spéculer sur le dollar canadien à la moindre perturbation prévue sur les marchés des matières premières. Le discours et l'action de la Banque à cet égard se trouvent ainsi à encourager l'instabilité du taux de change. Laisser le moindre mouvement des prix dans le 12% de notre économie qui est fondé sur les matières premières déstabiliser l'autre 88% est une idée des années 70 qui a fait long feu. Après tout, le fait que le Texas, grand exportateur de pétrole, n'a pas de politique monétaire séparée de Washington ne l'a pas empêché de prospérer.
Fixer le taux de change du dollar canadien ?
S'il est politiquement impossible de faire disparaître le dollar canadien, peut-on au moins en fixer la valeur de manière crédible par rapport au dollar américain, de manière à lui éviter les monstrueuses attaques spéculatives dont la plupart des monnaies en régime fixe ont fait l'objet depuis 25 ans? La réponse ici est: peut-être, mais ce n'est pas sûr. Ici, deux possibilités pratiques de fixation du taux de change s'offrent à nous: la fixation molle ou la fixation dure. La fixation molle retournerait le Canada au système de taux de change fixe, mais modifiable, qui fut en vigueur de 1945 à 1973 à l'époque des dispositions de l'Accord de Bretton Woods. Sous un tel régime, la Banque du Canada s'engagerait moralement, dans le cours normal des choses, à gérer nos taux d'intérêt afin de contenir le taux de change à l'intérieur d'une bande étroite de fluctuations. Mais elle se réserverait le droit de réévaluer ou de dévaluer le dollar canadien par pure décision administrative dans une situation où apparaîtrait un "déséquilibre fondamental".
Jusqu'au lancement de l'euro, il y a 15 mois, l'Autriche, le Luxembourg et les Pays-Bas, où l'appui populaire à un régime fixe est massif, avaient exceptionnellement réussi à gérer un système du type Bretton Woods sans encombre pendant les deux décennies précédentes. Mais on conviendra que l'instabilité extrême de l'hydre financier international et la mollesse de l'opinion canadienne en matière de taux de change rendraient notre monnaie très vulnérable aux attaques spéculatives massives si on la soumettait à un tel régime. Depuis 10 ans, l'option Bretton Woods n'a survécu dans aucun pays membre du Fonds monétaire international.
Si on reconnaît qu'une fixation molle du taux de change n'est pas viable, reste la possibilité d'une fixation dure. Un tel régime serait géré par une institution du type "conseil monétaire" (currency board, en anglais). La parité fixée pour le taux de change ne pourrait être modifiée par simple décision administrative comme sous le régime de Bretton Woods, mais seulement par amendement à une loi du parlement. De plus, la base monétaire de l'économie serait garantie à 100% ou plus par des bons du trésor américain. Un élément de crédibilité supplémentaire pourrait appuyer le régime si la Réserve fédérale américaine s'engageait officiellement à aider au besoin le conseil monétaire canadien à défendre la parité fixe établie et à agir comme prêteur de dernier ressort en cas de crise financière. L'intérêt que les États-Unis trouveraient à une telle entente découle du fait que la stabilité de la monnaie de leur principal partenaire commercial et financier serait bénéfique aux entreprises américaines concernées.
Nul doute qu'une fixation dure du type conseil monétaire aurait plus de chances de survivre qu'une fixation molle du type Bretton Woods. L'Argentine et Hong Kong vivent sous un tel régime depuis 10 et 25 ans, respectivement. Mais, premièrement, le système n'est pas complètement blindé contre les raids spéculatifs dommageables, comme l'expérience récente de ces deux pays l'a démontré. Deuxièmement, contrairement aux cas de l'Argentine et de Hong Kong, il est douteux que le soutien de l'opinion canadienne à une fixation dure soit très solide. La crédibilité politique du régime serait fragile. Troisièmement, la contrepartie exigée par les Américains pour aider le Canada à défendre la parité choisie et pour agir comme prêteurs de dernier ressort auprès des institutions financières canadiennes pourrait inclure un transfert de souveraineté sur la réglementation financière qui serait probablement politiquement inacceptable aux yeux du Canada. En somme, bien qu'il vaille la peine d'explorer la possibilité d'une fixation dure régie par un conseil monétaire, l'aventure paraît encore, pour l'instant, comporter certains risques.
Conclusion
Si le régime flottant actuel est aujourd'hui sévèrement remis en question par un nombre croissant de Canadiens, c'est qu'au cours de la décennie 90, l'avantage perçu de notre politique monétaire indépendante a diminué et le coût perçu de l'instabilité du taux de change a augmenté. La solution économique idéale, à mon sens, serait d'abolir le dollar canadien et d'engager l'Amérique du Nord dans un processus d'accession formelle à une union monétaire semblable à la nouvelle union monétaire européenne. Le hic est que cette solution échoue les tests élémentaires de légitimité politique et d'imputabilité parlementaire. Une solution de rechange consisterait à conserver le dollar canadien, mais à fixer sa valeur le plus fermement possible, sous la surveillance d'un conseil monétaire canadien et avec l'appui de la Réserve fédérale américaine. Mais il n'est même pas sûr que cette solution serait blindée contre les raids spéculatifs globaux et il est, au contraire, certain que des obstacles politiques importants se dresseraient contre sa mise en uvre.
Un grand nombre de nos concitoyens se plaignent à bon droit des vicissitudes de notre régime actuel de taux de change flottant. C'est un mauvais système. Mais il faut bien reconnaître qu'il est encore pour l'instant, comme on dit, le seul borgne éligible à la royauté au pays des aveugles. Pour l'avenir, il faut continuer à explorer les solutions de rechange du côté des régimes fixes; mais, pour demain matin, il faut également, par nos critiques et nos suggestions, aider la Banque du Canada à améliorer sa gestion du régime monétaire actuel.