SAVOIRS ET TECHNOLOGIES :
LES CONDITIONS D'UNE ALLIANCE STRATÉGIQUE GAGNANTE
Conférence présentée à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain
Le 9 février 2005
Par Louise Bertrand
Distingués invités,
Mesdames et Messieurs,
Au cours des dernières décennies, le développement des sciences et du savoir, mais aussi des technologies a connu une accélération sans précédent. Peu importe le domaine dans lequel nous œuvrons, la quantité de nouveaux savoirs disponibles sous des formes multiples est sidérante. À preuve, une étude menée à l'Université de Californie à Berkeley, en 2000, chiffrait le nombre de documents sur la toile à 550 milliards, l'information en ligne augmentant de 7,3 millions de pages par jour1. Les maisons d'enseignement ont dû intégrer, parmi les compétences à développer chez leurs étudiants, la capacité de s'y retrouver parmi ces masses d'information pour savoir en extraire ce qui est utile, intéressant ou indispensable : c'est ce que certains appellent la compétence informationnelle.
Le développement du savoir et des technologies est intimement lié. On peut dire qu'historiquement, les techniques sont antérieures aux sciences. En effet, on peut considérer que tailler un silex relève de la technique. Mais sciences et techniques exercent l'une sur l'autre une influence réciproque. Ce sont les sciences qui sont à l'origine de ce que nous avons appelé les nouvelles technologies que je définirai ici simplement comme des techniques modernes et complexes. Je mettrai l'accent, pour la suite de mon propos, sur le sous-ensemble des technologies de l'information et des communications, elles-mêmes résultat de travaux de recherche scientifique, pour m'attarder à leur influence remarquable sur la production et la transmission des connaissances et des savoirs. Cette interfécondation des savoirs et des technologies a mené à un essor sans précédent des uns et des autres dans ce que j'appellerai le cercle vertueux des savoirs et des technologies qui a mené lui-même à une préséance du savoir, sous toutes ses formes, comme variable prépondérante de développement social et économique.
Dans cette économie, cette société du savoir, les universités et leurs missions de production et de diffusion des savoirs occupent une place centrale comme jamais auparavant. Le développement impétueux des technologies de l'information et des communications, lui-même produit des avancées accélérées de la connaissance, contribue à une mutation des institutions d'enseignement que l'on ne saurait sous-estimer.
Si l'institution universitaire est un des actifs les plus précieux de l'humanité dont il faut assurer la pérennité après tout, les universités forment des étudiants depuis la fondation de l'Université de Bologne en 1088 l'université doit aussi tirer le meilleur parti des possibilités offertes par les technologies, notamment pour renouveler ses modes de diffusion du savoir.
Parce que la demande pour la formation universitaire n'a jamais été aussi forte dans nos sociétés développées où la formation tout au long de la vie est passée de notion abstraite à réalité. D'où l'importance de faciliter l'accès à l'université à une diversité de profils d'étudiants en s'attaquant à tout ce qui limite le rapprochement du savoir et de l'étudiant; et de viser la formation en continu d'êtres humains compétents et de citoyens responsables. Parce que dans la communauté éducative mondiale qui se dessine, l'accès au savoir, aux connaissances, le besoin de compétences de haut niveau n'est plus réservé à une élite mais est le fait de la population en général. Les universités doivent donc s'attaquer aux contraintes qui limitent les chances de s'inscrire, mais aussi de poursuivre et de compléter des études. Aussi l'accessibilité ne peut-elle être opposée à la qualité.
Pourtant, l'histoire de l'éducation est marquée par une relation insidieuse entre qualité et exclusivité, relation selon laquelle pour offrir une éducation de qualité, il faudrait nécessairement en exclure la majorité. Or, le défi auquel font face les universités, me semble-t-il, est justement de conjuguer accessibilité et qualité.
À cet égard, l'histoire de la création d'Internet recèle des leçons intéressantes dans la mesure où la liberté d'accès a conduit à une amélioration rapide et quasi-inconcevable de qualité et de diversité d'applications.
Les origines d'Internet remontent aux travaux menés au sein d'une agence américaine de recherche relevant de la défense, l'Advanced Research Project Agency (ARPA), créée pour assurer la supériorité des États-Unis sur l'URSS en matière de technologie militaire. Un projet relativement mineur, issu d'un des départements d'ARPA, le projet ARPANET devait permettre de partager le temps de travail en ligne entre certains centres informatiques et groupes de recherche travaillant pour l'agence. Le projet ARPANET a mené à la création d'un réseau dont les premiers nuds se trouvaient à UCLA, au Stanford Research Institute, à l'Université de Californie à Santa-Barbara et à l'Université de l'Utah. En 1971, le réseau comptait 15 nuds, la plupart dans des centres de recherche universitaire.
En parallèle, Internet origine aussi des travaux de deux étudiants de Chicago qui travaillaient à la mise en réseaux d'ordinateurs personnels.
Je vous fais grâce du portrait complexe de l'évolution de ces projets. Ce qu'il faut en retenir, me semble-t-il, c'est l'orientation majeure sous-tendant les travaux de tous ces chercheurs : le concept d'open source, c'est-à-dire le libre accès, qui met à la disposition de tous, l'ensemble de l'information sur les logiciels systèmes; et la notion de « copyleft » en opposition à « copyright » selon laquelle toute personne qui utilise un logiciel en libre accès doit, en échange, diffuser sur Internet le code amélioré.
Internet s'est donc développé par auto-évaluation. Et je cite ici Manuel Castells dont l'ouvrage La galaxie Internet jette un regard fascinant sur ce phénomène unique :
« Ses utilisateurs produisent son développement et modèlent l'ensemble du réseau. C'est de cette architecture ouverte qu'Internet tire sa grande force. (
)Tout individu qui avait les connaissances techniques requises pouvait se joindre à Internet. De ces contributions multiples est venu un torrent d'applications que nul n'avait prévu, du e-mail au babillard, au groupe de conversation et pour finir à l'hypertexte. » ²
Ce qui fait dire à Castells qu'Internet est né de la rencontre hautement improbable de la méga-science (c'est-à-dire grands projets, gros budgets, fonds publics) et de la culture de l'ouverture et de la liberté.
Ce n'est donc pas en limitant l'accès aux connaissances produites à une élite qu'Internet a connu son essor prodigieux. C'est au contraire par l'accès le plus ouvert possible à qui voulait en bénéficier. Accessibilité et qualité, dans ce cas, se sont conjuguées efficacement dans un aller-retour de production et de diffusion du savoir.
Il est intéressant de constater que l'application des possibilités offertes par Internet à l'offre de formation universitaire ouvre des perspectives d'accessibilité et de qualité remarquables sur lesquelles je souhaite maintenant m'arrêter.
En fait, l'utilisation par des établissements d'enseignement et par les universités, des différentes générations de technologies a permis la naissance et l'évolution de la formation à distance que l'on appelle aussi formation ouverte à distance et que je définirai simplement selon les termes d'un ouvrage publié par l'UNESCO en 2003 et je cite :
« Un processus éducatif dans lequel l'enseignement, dans sa totalité ou pour l'essentiel est assuré par une personne éloignée de l'apprenant dans l'espace et/ou le temps, de sorte que la communication, dans sa totalité ou pour l'essentiel, entre les enseignants et les apprenants se fait par un moyen artificiel, soit électronique, soit imprimé. Par définition dans l'éducation à distance, les moyens de communication nouveaux ou principaux s'appuient sur la technologie ».³
En choisissant cette définition, précisons que je coupe un peu court au débat entourant les définitions des notions de formation à distance, d'enseignement ouvert et à distance, d'éducation à distance, de formation en ligne ou e-learning .
On peut identifier quatre phases dans l'évolution historique de la formation à distance, phases associées à l'évolution des moyens technologiques disponibles :
1 Les systèmes par correspondance qu'on peut situer dans le temps entre 1850 et 1950 dans les pays développés et qui demeurent une forme encore répandue dans les pays moins développés. L'enseignement repose sur du matériel imprimé et l'interaction se fait par lettre et autres documents transmis par la poste.
2 Les systèmes éducatifs télévisuels et radiophoniques dispensent des cours en direct ou en différé, certains systèmes proposant des liens d'audio ou de vidéoconférences permettant une rétroaction entre professeur et étudiant. Les premières émissions de radio scolaire ont été diffusées par la BBC en 1927. Ces systèmes télévisuels et radiophoniques sont encore utilisés aujourd'hui surtout par certaines méga-universités, comme la China TV University System qui rejoint chaque année plus d'un demi-million d'étudiants.
3 Les systèmes multimédias combinent documents imprimés, audio, vidéo, informatiques avec un soutien présenciel à l'étudiant.
4 Les systèmes par l'Internet proposent des documents multimédias sous un format électronique auxquels s'ajoutent l'accès à des bases de données, des bibliothèques électroniques et l'interaction professeur-étudiant ou étudiant-étudiant via le courrier électronique, les téléconférences assistées par ordinateur, les outils de travail collaboratif, etc.
Si l'écriture et l'imprimerie sont à la base de la première phase de l'évolution de la formation à distance, le développement des médias de masse de la phase 2 a favorisé l'émergence de l'éducation de masse dans les années 1970. S'en est suivi le développement d'établissements d'enseignement supérieur à distance, caractéristiques de la phase 3. La phase 4, quant à elle, s'ouvre sur des perspectives remarquables d'interactivité et sur la cohabitation souhaitable des modes de diffusion à distance et sur campus dans un modèle hybride : le bimodal.
La formation à distance connaît partout dans le monde une croissance marquée. Les pays moins développés et très peuplés y voient une façon d'élargir l'accès aux études et de combler la « fracture des connaissances ». Il existe actuellement 12 méga-universités, chacune comptant plus de 100 000 étudiants qui totalisent plus de trois millions d'étudiants, plusieurs d'entre elles ayant été créées par les gouvernements de pays très densément peuplés comme la Chine ou l'Inde. Mais on trouve aussi parmi celles-ci de grandes universités européennes comme l'Université nationale d'éducation à distance en Espagne avec plus de 100 000 étudiants ou l'Open University de Grande-Bretagne qui reçoit 200 000 étudiants chaque année. Cette université d'enseignement et de recherche occupait en 2003 la 5e place parmi les 100 universités britanniques pour la qualité de ses programmes d'enseignement selon l'agence nationale chargée de l'évaluation des universités.
D'autres universités d'enseignement et de recherche importantes ont été créées en Europe : L'Université ouverte de Catalogne, La Fernuniversität en Allemagne, l'Université ouverte des Pays-bas et l'Université ouverte du Portugal. La formation à distance connaît actuellement en Europe une phase de développement stratégique importante et l'Union européenne a expressément inclus l'enseignement ouvert et à distance dans le traité de Maastricht.
Aux États-Unis, la tradition en formation à distance consistait essentiellement à se servir de la technologie pour reproduire le modèle de la salle de classe par des systèmes de vidéoconférence, la formation à distance asynchrone (c'est-à-dire qui ne requiert pas la présence simultanée dans le temps et l'espace de l'étudiant et du professeur) y étant très peu utilisée. Le développement d'Internet a bouleversé cette façon de faire en imposant le modèle asynchrone et littéralement fait exploser l'offre de formation à distance. On compte maintenant plus de 3 millions d'inscriptions à distance par année chez nos voisins du sud, le nombre de cours offerts à distance étant passé de 25 700 en 1994-1995 à 127 400 en 2000-2001.
Au Canada, trois universités à distance ont été créées dans les années 70 sur le modèle de l'Open University britannique. Athabasca University en Alberta, la British Columbia Open University et la Télé-université au Québec. Aujourd'hui, à peu près toutes les universités canadiennes sont engagées dans une forme plus ou moins développée de médiatisation de l'enseignement. On remarque partout une tendance à la hausse du nombre des étudiants campus qui font une partie de leur formation à distance, ou de professeurs, enseignants, étudiants qui intègrent des objets pédagogiques de la formation à distance dans leurs activités.
Au Québec, la formation à distance connaît un essor sans précédent. On compte environ 100 000 inscriptions-cours par année à tous les ordres d'enseignement. C'est à l'université que la croissance est la plus marquée.
La formation à distance, telle qu'elle est pratiquée dans les établissements unimodaux qui lui sont consacrés est un enseignement généralement asynchrone. L'enseignement repose sur des outils d'apprentissage utilisant divers médias dont la grande diversité et la puissance permettent de présenter le contenu sous des formes variées. L'étudiant est encadré dans sa démarche en temps réel ou en différé. L'apprentissage s'effectue par une alternance de travail indépendant sur le contenu, et interactif, avec le professeur ou avec ses pairs, l'autonomie de l'étudiant universitaire favorisant le travail indépendant rendu plus difficile à d'autres ordres d'enseignement.
L'interactivité, qui demeurait un sujet de débat lorsqu'il était question de formation à distance, a trouvé, dans l'Internet, un outil d'une richesse inouïe pour permettre à l'étudiant d'interagir en temps réel ou en différé, avec le professeur, avec ses pairs, avec d'autres communautés d'étudiants ou avec une autre communauté que des étudiants d'une ou de plusieurs universités peuvent décider de créer, par une simple mise en réseau d'individus partageant un intérêt commun.
Par ailleurs, les recherches menées sur la pédagogie de la formation à distance ont permis de fonder le développement des cours à distance sur des préoccupations qui leur sont propres, contribuant ainsi à l'éclosion d'une pédagogie nouvelle ayant pour objectifs l'adaptation de l'apprentissage aux individus et la pratique de l'interaction médiatisée dans le but de développer chez l'étudiant une autonomie de pensée et une capacité d'apprendre à apprendre. Voilà, me semble-t-il, l'un des apports majeurs de la formation à distance à la qualité de l'enseignement universitaire.
Du matériel d'apprentissage de qualité conçu sur des assises pédagogiques solides, une expertise dans le choix des technologies à utiliser en fonction des objectifs recherchés, une interactivité multiforme rendue facile grâce à la technologie, voilà aujourd'hui la force de la formation à distance.
Allier qualité et accessibilité. Voilà le grand défi de l'université du 21e siècle. Pour y arriver, il ne s'agit pas de choisir entre l'enseignement sur campus et l'enseignement à distance basé sur les technologies. Il faut sortir de cette dichotomie. Comme Sir John Daniel, l'actuel directeur du Commonwealth of Learning, spécialiste de la formation à distance et l'un des pionniers de la Télé-université, je pense que « l'éducation efficace est un mariage d'êtres humains et de technologies » 4. On ne peut nier le fait que l'arrivée des technologies de l'information et des communications fait évoluer l'idée d'université.
L'université du 21e siècle devra permettre le choix entre une formation entièrement à distance ou entièrement sur campus, ou des combinaisons possibles de présenciel et de distance à l'intérieur d'un même programme ou d'un même cours. C'est le principe de l'université bimodale, combinant les moyens en pleine expansion de la formation à distance à la richesse de la tradition universitaire sur campus.
L'université bimodale permettra aussi l'utilisation de la richesse de la formation à distance pour les étudiants campus et offrira aux étudiants à distance le choix de rencontres en face-à-face et la possibilité de socialisation aussi bien sur l'Internet et son café virtuel qu'au restaurant universitaire. Les uns et les autres pourront utiliser les services de la bibliothèque ou de la bibliothèque à distance. Les possibilités qui s'ouvrent à nous sont fascinantes.
Il nous appartient d'en exploiter tout le potentiel. C'est ce à quoi travaillent actuellement la Télé-université et l'UQAM. Par leur projet de rattachement, la Télé-université et l'UQAM participent ainsi à la création de la première grande université bimodale, au service des étudiants de l'Université du Québec et de l'ensemble de la population québécoise.
Une alliance réussie entre savoir et technologies passe nécessairement, dans une grande université bimodale, par une subordination des secondes au premier. C'est le savoir, sa création et sa diffusion qui est au cur de la mission universitaire. Les technologies de l'information et des communications constituent une extension remarquable pour décupler l'action des universités. Mais elles ne constitueront jamais une fin en soi.
Enfin, rien ne permet de prévoir un ralentissement dans le développement fougueux des technologies de l'information et des communications. Les universités devront s'y adapter et tenter d'en exploiter tout le potentiel. « Une université, nous dit Thomas de Koninck, est imaginative ou n'est rien du moins rien d'utile. » 5
Mais le défi est énorme lorsqu'on le mesure à l'aune des moyens financiers dont disposent les universités. Aussi, une alliance réussie passe-t-elle nécessairement par une collaboration pour rendre le savoir accessible partout, au plus grand nombre, grâce au travail des professeurs et du personnel des universités et à l'aide des technologies de l'information et des communications. La façon dont s'est développé l'Internet nous a montré la puissance de l'ouverture et de la collaboration. Et à cet égard, le projet de rattachement de la Télé-université à l'UQAM est exemplaire.
Je vous soumets, en terminant, quelques propositions pour relever le défi auquel nous faisons face :
D'abord, il m'apparaît que des financements adéquats des universités, combinant l'investissement public essentiel et l'appui du milieu, constituent une condition sine qua non du développement des universités québécoises, y compris de l'université bimodale.
Je propose, en deuxième lieu, le financement de développements structurants pouvant être mis à la disposition de l'ensemble des acteurs du monde l'éducation, développements qui seraient examinés à la lumière de leur valeur ajoutée en ce qui a trait à l'accessibilité au savoir sur l'ensemble du territoire Québécois, mais aussi aux Québécoises et québécois de toutes provenances pour qui le droit à une formation universitaire de qualité doit être concrétisé par des conditions d'exercice de ce droit.
Enfin, je propose la définition, par les acteurs universitaires, municipaux, gouvernementaux et les acteurs du milieu, d'un plan d'action concerté à l'international afin que le Québec puisse occuper, notamment dans la francophonie, la place qui lui revient en enseignement et en recherche universitaires. L'Europe s'organise. La puissance des États-Unis n'est plus à démontrer. Et que dire de celle de la Chine et de l'Inde. Le Québec doit regrouper ses forces vives pour que nos universités puissent jouer adéquatement leur rôle dans la communauté éducative mondiale qui se dessine.
Je vous remercie.
1. Castells, Manuel, 2001, La galaxie Internet, Paris, Fayard, page 115. 2. Castells, Manuel, 2001, op. cit . page 41.
3. UNESCO, 2003, L'enseignement ouvert et à distance, Tendances, considérations politiques et stratégiques, Paris, Division de l'enseignement supérieur, page 23.
4. Daniel, John, 2004, L'évolution de la technologie de l'éducation dans notre société, Conférence présentée à la Télé-université (Montréal), le 3 mai 2004, page 5.
5. De Koninck, Thomas, 2004, Philosophie de l'éducation à compléter, page 176.